St Mark’s Place, East Village, New York City

1972


J’ai souvent dit que j’attends d’une œuvre d’art qu’elle parle de tout. RM


Résine époxyde et gouache acrylique, 66 x 115 x 40 cm


A l’automne 1971 J’étais à New York pour exposer la sculpture sur le Départ des Halles à la galerie Pierre Matisse. L’exposition était retardée par la lenteur des menuisiers new-yorkais qui devaient nous fournir le socle et le cadre de la sculpture. 
Je pensais passer ce temps mort à dessiner les gratte-ciel du centre de New York, en particulier celui incurvé que l’on était en train de terminer sur la 57e rue. Avec cette idée en tête, je suis allé rendre visite à mon vieil ami Jason Harvey qui habite Cooper Square dans le bas de New York, entre le Bowery et le East Village. Jason, qui est peintre, fait un peu de menuiserie et je voulais le convaincre de me faire une planche à dessin. J’apportais avec moi une feuille de papier pour lui indiquer les dimensions. La planche faite, et sous le bras, j’étais pour reprendre le subway quand j’ai pensé qu’il était l’heure de déjeuner et que je trouverais mieux à manger où j’étais que dans le centre de New York un samedi. Je suis donc entré dans le premier restaurant que j’ai vu sur un angle de la 3e Avenue. C’était le «Village East Coffee Shop». 
Là où je me suis assis, la fenêtre donnait sur les quatre premières maisons de St Mark’s Place, qui n’est pas en fait une place, mais une rue pas mal large et très animée qui est la principale artère de l’East Village. 
L’East Village se trouve, comme son nom l’indique, à l’est de Greenwich Village qui est fréquenté, sans doute depuis qu’il était véritablement vert et campagnard, par des artistes et des écrivains et qui, aujourd’hui, tend à s’embourgeoiser. C’est loin d’être le cas du East Village qui, lui, existe comme un défi entre le New York ultra-moderne du Centre et celui de Wall Street à l’extrême sud. Y habitent un détonnant mélange, de marginaux, d’artistes, de musiciens d’orchestres rock et, bien sûr, un fort pourcentage de drogués qui, la nuit, rendent les rues fort dangereuses par leurs agressions à la recherche de l’argent. Même le jour les voitures de police y stationnent. 
Pendant mon repas j’avalais gloutonnement le spectacle dehors où une population extravagante défilait sous la vive lumière de midi… 
« ll’ est bien connu que tout voyageur aime regarder passer un monde étranger. Je me sentais particuilièrement gâté parce que les têtes les plus curieuses de la rue allaient, puis revenaient, devant m’a fenêtre comme si elles étaient incapables de franchir la barrière du pâte de maisons. Aussi mon cœur a dû se chauffer à la vue de la façade de briques en face. J’étais né à Birmingham Angleterre, Ou j’avais passé une enfance souffreteuse à examiner à travers les rideaux une rue tout en briques. Sauf que mes briques à moi étaient rouges et celles-ci peintes en noir et blanc. 
De toute manière, j’avais oublié mon intention de dessiner les édifices à toucher le ciel. Ici, il y avait des gens bien près de la terre-on aurait dit qu’ils se soulevaient tout juste de terre, même, à juger par leurs accoutrements. Et puis, voici, à côté de moi ma nouvelle planche à dessin et sa feuille de papier. A cause du voyage je n’avais pas dessiné depuis des jours — j’avais faim de ça aussi — et j’ai sorti mon encre et ma plume. Le restaurateur Tony Provenzano ne faisait aucune objection. Au contraire, il s’est posté derrière moi pour m’expliquer ce qu’il savait sur chaque personne et objet qui apparaissaient sur le papier (Si St Mark’s Place appartient à la mythologie de East Village, Tony était mon Homère. Si, comme certains le pensent, c’est l’Enfer, il était mon Dante). 
Je ne me rappelle plus très bien si tel ou tel aspect de la scène m’a frappé sur le moment ou si sa signification est devenue claire plus tard à Paris, une fois que j’ai eu commencé la sculpture. Par exemple, le mot « Pazza », qui veut dire en italien « Folle » et qui se trouvera dans l’exact milieu de ma composition, ne désignait-il pas ma petite foule de personnages? Il y avait le pochard fou de boisson, son voisin rendu fou par la fumée de Dieu sait quelle herbe, la fille folle de son homme qui, lui-même, avec une casquette de coureur-cycliste sur la tête et une tige de feuilles à la main, n’était peut-être pas la raison pure et simple. Bien entendu, comme mon dessin en témoigne, j’ai vu tous ces caractères, tels que la sculpture les montrera. 
Peu de temps après ce déjeuner mémorable j’avais quitté New York, sans revoir le Village, pour rentrer en France. Le dessin prenait place parmi d’autres dans l’atelier. 
Pendant l’hiver où j’étais occupé à peindre les dernières copies de la sculpture des Halles 
(avec, disons, 72 pommes, 80 oranges, 108 poireaux, 160 visages encore à faire) j’ai senti que j’avais besoin d’un soulagement — « a light relief», comme disent les Anglais — et en fait de relief j’ai repensé à la scène de St Mark’s Place. 
Je me suis donc assis à ma table de travail, sans trop de responsabilité, pour reproduire tout simplement, bien qu’à une échelle ridiculement réduite, ma brève vision de cette artère si vivante. 
Le concept général de la sculpture était tout aussi simple. Ce serait une boîte vitrée dans laquelle je dresserais la scène et où je placerais les personae dramatis tels qu’ils avaient joué devant mes yeux. La différence notable serait que, là où j’étais à l’intérieur du café à’Ieïresa’rder à l’extérieur, ils seraient dedans et moi dehors. 
L’homme ivre, s’appuyant sur la vitre, avait traversé avec la démarche balourde d’un homard dans le vivier d’un restaurant à poissons. C’est peut-être cette main qui m’avait suggéré l’idéede la boîte vitrée. La main tend l’espace dedans et amorce le contact avec le spectateur. Le fumeur (c’est un homme pas une femme), le cycliste, sa petite amie aux cheveux passés au henné. L’hippy la terreur du coin, avec son copain portugais et le clochard. Puis il y a un Hindou non-inspiré qui croise un intellectuel mystique — sans doute de façon hindoue. 
Il y a une femme, bien à l’aise dans sa peau brune, un homme qui porte un uniforme de la guerre d’Indépendance (je l’ai vu aussi). Sur le trottoir d’en face, on voit un noir qui ramasse un mégot, la fille qui s’en va faire les magasins, le cuisinier qui sert une pizza à un chauffeur de camion. puis un bonhomme qui ne fait rien du tout.
Ici il y a une femme qui porte des « hot-pants » – littéralement des « culottes chaudes . – le plus naturellement demande, un Arabe qui semble perdu et un chien. Quand’mon’amî Diégo Giacomettia remarqué le chien, il a dit : « Ah, mais il y a un chien ! » etj’ai senti que pour ce cœur pur, la sculpture avait pris une autre dimension. Et, dans le coin, il y a un homme assis sur les marches — d’après Tony, toute la journée et tous les jours. Dans l’autre coin, un petit groupe avec une bonne nigger-mammie et sa petite fille, dont on ne verra que le ruban aux cheveux, un barbu, un vieillard, un jeune noir, et, à sa fenêtre, au premier étage, une blonde déprimée, nous ne saurons jamais par quoi. 
L’intérêt sculptural devrait nécessairement résider dans la nature hétéroclite de cette foule de personnes. Quand je les groupe, je ne dois pas oublier qu’elles doivent pouvoir se réorganiser d’une douzaine d’autres façons et présenter un tableau cohérent au spectateur qui change son angle de vision devant la fenêtre. C’est son œil qui donnera mobilité à chaque élément qui se déplacera dans une métamorphose continuelle, rendue lisible par la vivacité des couleurs. Cette métamorphose, ce hérissement des personnages devraient être captés et intensifiés par la géométrie, par les lettres et les chiffres des façades, derrière. Si l’espace se met à vibrer, les figures se mettront peut-être à respirer… Dans cette optique, j’accepte tout incident, tout accessoire, comme vivifiant parce qu’ils enrichissent les contours ; leur crénellation (sic) agrippe et remue l’air autour. C’était le toit de la voiture de police avec la silhouette sculpturale de la sirène et du projecteur qui avait attiré mon regard en premier. Pendant l’exécution de mon peep-show, plusieurs petites idées m’ont traversé l’esprit, et je vous en parle pour ce que ça vaut. 
L’Arabe, que nous voyons ici, se trouve, dans la sculpture, tout près du cop irlandais — trois ou quatre centimètres en tout. Or, bien plus de trois ou quatre centimètres séparent un Arabe d’un Irlandais. Donc, il y a comme une poussée d’espace entre les deux et ainsi avec toutes les autres nationalités et classes sociales dans cette rue exotique. 
Une différence de sentiment ou d’expression crée également un écart. Aller du visage convulsé de l’ivrogne à celui apaisé du fumeur représente aussi une brisure dans l’espace et dans le temps – oui, un voyage. J’avais remarqué ceci une fois sur une colonne en albâtre dans un jardin à Hyères où se trouvaient, sur les faces alternées, des masques de la comédie et de la tragédie. Il était impossible de jauger la minceur de cette colonne. 
Dans le même ordre d’idées, pendant que je peignais la cheminée en tôle à côté des rideaux de dentelle fripés, il m’a paru que plus je pourrais la faire ressembler à une cheminée et plus je pourrais rendre les rideaux « rideaux » – plus en somme ils pourraient être fidèles à eux-mêmes – plus aussi ils seraient différents les uns des autres. Ils auraient tendance à s’écarter d’un degré infime. Infinie mais immesurable. Alors, pourquoi pas à l’infini. 
J’ai souvent dit que j’attends d’une œuvre d’art qu’elle parle de tout. Ce que j’ai vu à travers la fenêtre de «V.E.C.S. » me fait soupçonner qu’il y a une façon intégralement sculpturelle de le dire.

RM











Dessin et étude pour St Mark’s Place, East Village, New York City, 1972


St Mark’s Place, East Village, 1971

St Mark’s Place, 1971, crayon et aquarelle, 28 x 40 cm

Etude St Mark’s Place, East Village, 1972

Etude St Mark’s Place, East Village, 1972

Etude St Mark’s Place, East Village, 1972

Etude St Mark’s Place, East Village, 1972

St Mark’s Place, East Village en cours d’exécution, 1972

Raymond Mason et Tony Provenzano, restaurateur du «Village East Coffee Shop», 1971